Mer, tourisme et communauté – Entrevue avec David Bédard, le kayakiste qui parle aux baleines, par Jean-Michel Perron

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Photo : « Mer et monde écotours », près de Tadoussac

Kuei David, parle-nous de toi.

Je suis un Wendate vivant chez les Innus, puisque l’entreprise appartient à 100% à la communauté d’Essipit. Coordonnateur des opérations depuis 2020, j’ai grandi dans une entreprise familiale provenant du monde du gaz propane/gaz naturel et je travaillais à la Banque Royale du Canada avant mon arrivée ici.

Essipit œuvre dans le tourisme depuis très longtemps avec ses pourvoiries et ses hébergements. Plus de 150 des 300 employés du Conseil travaillent en tourisme.

Mer & monde écotours : bref historique? Volumes?

Créée en 1991 – bien avant la création du Parc marin du Saguenay–Saint-Laurent en 1998 – par un professeur du secondaire Alain Dumais, dans la Maison Bleue, dans le village des Bergeronnes, avec 1 kayak. En 2003, à la mort accidentelle d’Alain, la petite organisation fut reprise par un ami de la famille Hersberger.

Avant, l’entreprise n’offrait que des activités guidées. En 2012, les premières infrastructures fixes furent mises en place. En 2024, nous offrons du camping (45 sites rustiques) et 11 refuges rustiques, ainsi que des « prêts à camper ». Nos plateformes sur bord de mer sont depuis longtemps réputées pour faire vivre des connexions intimistes avec le fleuve… Nous accueillons entre 12 000 et 14000 clients par année, avec une répartition 50/50 entre nos activités et nos hébergements. Notez que pour le camping, la clientèle est principalement québécoise – de Montréal et du 450 – L’an passé, on a obtenu 889 réservations en 2 heures !

L’hébergement est offert de la mi-juin à l’Action de grâce. Cette année, on va tester l’ouverture jusqu’à fin octobre). Pour nos activités guidées (kayak de mer et planche à pagaie), nous accueillons 40% de visiteurs internationaux.

Notre meilleure année fut 2022, comme bien des organisations en plein air, suivie d’une baisse en 2023, causée par la peur des incendies de forêt et la récession.

Qu’offrez-vous et qu’est-ce que vos visiteurs apprécient?

Nous sommes sur un lieu vraiment particulier pour sa beauté naturelle et incluant un site archéologique de la période des pêcheurs basques, bien avant l’arrivée de Jacques-Cartier, avec 3 anciens fours ayant servi à faire fondre la graisse des baleines pour les lanternes en Europe.

Aujourd’hui, nos activités sont axées autour des mammifères marins et du fleuve. Nous offrons aussi des sorties de nuit pour le spectacle unique de bioluminescence, avec les sons particuliers et la Voie lactée. Unique! « Le plus bel endroit au monde », entend-on souvent. Il faut dire que les clients veulent vivre différemment l’observation des mammifères marins. Ils savent que ce sera différent qu’en zodiac… La biodiversité à plein, en paix.

Alors que les bateaux motorisés d’observation des baleines doivent respecter une distance de 100 mètres de distance des mammifères (permis de classe 1), en kayak, c’est 200 mètres, car nous risquons de créer des effets surprises que le silence d’un kayak pourrait générer. On sait que le dérangement vient briser la séquence d’alimentation et de respiration des mammifères marins…

David Bédard

Cet hiver, on a vécu de plus en plus les changements climatiques. Quels impacts pour vous et comment voyez-vous votre adaptation aux aléas climatiques futurs? (durée des activités pour certaines saisons, gestion des réservations en cas d’événements extrêmes, etc.)

Le principal attrait de notre entreprise est l’observation des mammifères marins, que ce soit de la terre en hébergement et en camping, ou encore en sortie guidée sur le fleuve, en kayak de mer. Nous dépendons donc de la régularité et de la constance de la migration des mammifères marins et de la présence d’un système marin particulier et fragile, notamment grâce à l’abondance du plancton.

L’augmentation de la température de l’eau, la diminution du couvert de glace, la diminution du taux d’oxygénation, l’augmentation de polluants occasionnent des changements de comportement, dont cette année la présence hâtive de baleines bleues observée le 16 mars dernier!

Autrement, les bombes météo, un climat de moins en moins modéré, l’augmentation du niveau de l’eau (nous avons perdu 5 plates-formes de camping en décembre 2022), le changement des berges, les glissements de terrain, les feux de forêt : tous ont un impact important sur nos opérations!

Pour les adaptations, nous prévoyons certaines modifications importantes, notamment avec l’ajout d’infrastructure d’accueil pour les visiteurs afin de se protéger des intempéries (ex.: cuisine commune), l’ajout de bâtiments locatifs (3 sites de camping en refuges) et l’exploration d’une offre hivernale, un changement de culture non plus axé sur les mammifères marins, mais plutôt sur le milieu marin.

Et surtout, nous comptons offrir mieux au lieu de plus. 

Vous dépendez du fleuve Saint-Laurent, qui connaît des transformations importantes (température de l’eau, oxygénation, etc.). Comme PME, que pouvez-vous faire pour minimiser les impacts? 

  • Continuer nos bonnes pratiques.
  • En parler et sensibiliser les gens. Nos offres de services sont essentiellement concentrées sur l’interprétation du milieu.
  • Participer massivement à des comités d’experts.
  • Se former. Cet hiver 2024, nous avons eu une formation sur la pollution maritime, afin de devenir intervenants et ambassadeurs du milieu.
  • Comme communauté (Essipit), en mai 2021, nous nous sommes officiellement opposés au projet de GNL Québec.

En quoi êtes-vous durables?

Par notre offre touristique; par l’utilisation d’embarcations à propulsion humaine; par nos bonnes pratiques d’observation; par l’utilisation d’une flotte de véhicules essentiellement électriques; par notre économie circulaire, de réutiliser et de réorienter l’utilisation de nos produits; par exemple les kayaks, qui, en fin de vie, sont transformés en pots à fleurs; par nos pratiques RH; par l’encouragement des entreprises locales; par l’accès à nos services à la communauté autochtone; par notre participation active dans des communautés de partage, telles que la table de pratique menée par le CIRADD, via le Québec Maritime, etc.

David, le 3 avril dernier, au centre, lors de la remise de son attestation pour avoir complété le parcours SHIPEKU (vert) de Tourisme Autochtone Québec après 18 mois. Dave Laveau et Pierre Kanapé de TAQ, à gauche et à droite sur la photo.

Qu’avez-vous appris faisant partie de la première cohorte en tourisme durable avec SHIPEKU de TAQ?

Beaucoup! Qu’il y a une communauté forte d’acteurs de changement au sein des entreprises autochtones. Par le bilan GES, de constater l’impact majeur de la provenance de la clientèle et que notre clientèle de proximité est minime. Que les différentes cultures autochtones possèdent des valeurs et des pratiques ancestrales axées sur la durabilité, notamment sur la communauté et son milieu.

Qu’est-ce qui est le plus valorisant dans ce que vous faites?

L’intention de faire une différence et d’inciter les autres à embarquer dans un mouvement urgent et primordial. De prendre sur nos épaules la charge et la responsabilité d’agir, que l’urgence n’aura que peu d’incidences sur notre vécu, mais plutôt sur celle de nos générations futures. Nous sommes déjà un agent de changement, car étant la dernière acquisition en tourisme du Conseil d’Essipit, nous servons de laboratoire en durabilité, pour ensuite exporter ces nouvelles connaissances ailleurs dans la communauté…

Qu’est-ce qui est le plus difficile?

De constater que nos actions ne servent quasiment à rien s’il n’y a pas d’actions prises collectivement, à l’échelle planétaire. Que notre secteur d’activité, le tourisme, dépend actuellement des visiteurs internationaux, alors que la plus grosse dépense GES est le transport, le transport aérien en grande partie. De constater tous les efforts mis en place par l’entreprise, mais que le transport des visiteurs demeurera toujours la principale dépense GES dans l’offre actuelle de l’entreprise. Que nous devrons briser les conventions actuelles pour survivre en tant qu’entreprise dite durable.

Est-ce avantageux d’œuvrer en tourisme d’aventures et en tourisme autochtone?

Ces deux milieux réunis conjointement offrent une tribune jeune, ouverte d’esprit et prometteuse, selon moi. Mer et monde œuvre dans le tourisme d’aventure, mais je le nommerais davantage comme le secteur de nature et d’aventure. Dans le tourisme autochtone, la nature représente une grande partie de sa culture et un très bel exemple de durabilité. Il y a de fortes possibilités de développement d’offres dans le futur en combinant ces deux secteurs, totalement justifiés de manière durable.

On souhaiterait ainsi plus de contenus culturels autochtones… à suivre. Et l’hivernal dans le futur? Il n’y aura pas de kayak hivernal, mais certes de l’hébergement et de l’interprétation du milieu. Pouvoir opérer 10 mois par année avec des employés stables, alors que 90% de mon personnel (27) vient de l’extérieur de la région. Nous logeons déjà nos employés gratuitement. Et on vise, au coût de 2,2 M$, un nouveau pavillon d’accueil et des aires communes pour les employés pour la saison 2025.

La Côte-Nord a de l’avenir en tourisme?

Nous avons à vivre avec une offre touristique essentiellement basée sur la nature, à travers les expériences culturelles autochtones. Cette dite nature offre des paysages diversifiés et inusités sur 1300 km. Lorsque nous comparons notre seule région à un pays reconnu pour l’écotourisme, le Costa Rica par exemple, notre superficie est 5 fois plus grande. Cela veut donc dire que pour rendre attractive notre région au niveau touristique, il faut engendrer énormément plus de déplacements de visiteurs sur notre réseau. Or, 1– La capacité du réseau est limitée, rendant obligatoire également des déplacements par avion ou encore par bateau. 2 – La plus grosse dépense GES en tourisme est encore une fois nécessaire, le transport!

Avec une démographie sans cesse diminuée annuellement, je crois que le tourisme pourrait représenter un tremplin pour la stabilisation de notre région dans le futur. Le développement d’offres hivernales attractives, autres que la motoneige, sera une nécessité dans la région, tout comme un système de transport en commun du genre la navette nature?!? Comment concilier mines et exploitations forestières, droits autochtones et tourisme? Ouf, gros dossier, et je ne suis pas la bonne personne pour répondre à ce genre de dossier. Toutefois, tout est dans la méthode de gestion de l’exploitation des ressources et dans la communication et la transparence entre les parties prenantes. Nous venons d’ailleurs d’assister à une première entre la communauté Innue de Pessamit et Hydro-Québec, un exercice de réconciliation.

Comment vois-tu le tourisme en 2030, 2050? Optimiste? Doomiste?

Je crois que le tourisme n’aura que très peu changé d’ici 2030, car il s’agit de demain. Espérons que la manière de voyager aura changé, davantage de « tourisme lent » est à espérer, moins, mais mieux! Pour 2050, à moins d’une tournure drastique et positive de la situation planétaire à prévoir, il est possible que l’expérience virtuelle ait davantage sa place. Que de nouvelles technologies en matière de transport, par l’hydrogène ou le solaire, ou autres, permettent de diminuer l’impact. Je ne peux pas être optimiste en vue des changements importants des dernières années, mais je ne veux pas être doomiste, ne serait-ce que pour mes enfants, afin de pouvoir leur espérer un avenir sur une planète saine, durable quoi!!!

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David, quelle belle vision tu possèdes et quel réalisme concernant ton organisation et son développement! Inspirant. Je ne doute pas que tu sauras être résilient dans l’avenir pour le bénéfice de ta famille, de tes employés et de ta communauté.

 

  

Jean-Michel Perron
PAR Conseils
Blogueur et bifurqueur


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