Transport aérien et développement durable : la quadrature du siècle, par Mohamed Reda Khomsi

Transports, Tourisme durable · · Commenter

Les mois se succèdent et se ressemblent. Depuis le début de 2023, le volume de croissance du trafic aérien est en croissance soutenue, dépassant même, sur certains marchés, le volume de 2019 (voir dernier bilan IATA). Pourtant, il y a à peine un an, les scénarios qui prédisaient une reprise en 2025 ou 2026 étaient nombreux. Que s’est-il passé pour expliquer cette reprise très rapide, voire trop rapide, du volume du voyage à l’international, et ce, malgré une augmentation notable du prix des billets d’avion ? Dans notre cahier des tendances de 2023 publié au début de l’année, j’avais identifié la volonté des touristes de rattraper les voyages non réalisés pendant la pandémie - phénomène qualifié de Revenge Travel - comme un facteur qui va contribuer fortement à la relance de l’industrie. Reste à voir maintenant si ce rattrapage va se limiter à cette année ou s'il va s’étaler sur plusieurs années. Cela dit, si l’on juge par les commandes reçues par Boeing et Airbus au cours des derniers jours au salon du Bourget, on peut penser que les compagnies aériennes prévoient une reprise soutenue du trafic pour les dix prochaines années au moins.

Dans ce contexte, il me paraissait utile de partager avec nos lecteurs une réflexion sur la question du développement durable dans le transport aérien. En fait, si la contribution du transport aérien à la crise climatique n’est plus à démontrer, il est intéressant de regarder le décalage qui existe entre le discours ambiant et l’évolution des pratiques.

Plus concrètement :

Avant la pandémie : un mouvement de contestation est né en 2017 sur les réseaux sociaux, en suède d’abord avant de s’étendre à d’autres pays, avec le mot-clic #flygskam et dont l’objectif est de dissuader les voyageurs à prendre l’avion afin de réduire leurs émissions de GES. Si le mouvement a pris une certaine ampleur sur les réseaux sociaux, les réalisations sur le terrain sont plus nuancées. En fait, selon les données de l’agence gouvernementale suédoise Transport analysis le volume des passagers qui ont transité par les aéroports suédois a atteint en 2018, 39,3 millions de passagers, en augmentation de 1,1 % par rapport à 2017, soit un record de fréquentation. En 2019 par contre, le volume de trafic a connu une légère baisse de 3 % qui s’explique essentiellement par une baisse (9 %) du volume de trafic sur le marché domestique. Selon une note d’analyse de la Fabrique Écologique, Think et Do-Tank français qui a pour objectif de promouvoir l'écologie et le développement durable, le lien de causalité entre le mouvement flygskam et la baisse des vols domestiques est à nuancer dans la mesure où il y a plusieurs facteurs conjoncturels (faillite d’une compagnie majeure, mouvement de grève important, ralentissement de l’économie suédoise) qui peuvent avoir contribué à cette baisse.

Après la pandémie : les appels à changer de modèle de développement touristique ont été très nombreux pendant la pandémie et l’espoir de voir de nouvelles pratiques touristiques plus respectueuses de l’environnement, et notamment une baisse de l’utilisation de l’avion, était immense. Malheureusement, force est de constater avec les chiffres de la saison estivale 2022 et ceux de cette année que le tourisme de masse est de retour, et parfois de façon plus intense. Tenant compte de ce qui précède et face à ces chiffres, il y a lieu de se poser la question sur le décalage entre d’une part le sentiment d’urgence climatique de plus en plus partagé par les voyageurs et d’autre part, la croissance soutenue du transport aérien. Pour illustrer ce décalage,

McKinsey & Compagny ont réalisé une vaste étude en 2022 auprès de 5500 répondants répartis sur 13 pays pour comprendre ce phénomène. Parmi les résultats de cette étude, deux constats importants se sont dégagés :

  1. La majorité des voyageurs se sentent maintenant concernés par la crise climatique et plusieurs sont prêts à changer leur comportement pour répondre à cette préoccupation. À ce registre, 40 % des répondants à travers le monde sont prêts à payer au moins 2 % de plus pour des trajets carboneutres et 36 % prévoient voler moins pour réduire leur impact environnemental;

  2. Les voyageurs continuent de privilégier le prix et les connexions directes au détriment de la durabilité quand c’est le moment de réserver un voyage en avion. Pour les auteurs de l’étude, cette situation s’explique, entre autres, par le modèle d’affaires dominant dans le transport aérien qui privilégie l’optimisation des capacités en fonction des prix et des routes sans tenir compte de la question de la durabilité.

Les conclusions de l’étude de McKinsey & Compagny peuvent être soutenues par plusieurs autres recherches scientifiques, dont une étude publiée en décembre 2022 par Alfaro et Chankov dans la revue Journal of Cleaner production. En fait, cette étude démontre que plus le prix et la durée du vol augmentent, plus l’intérêt des consommateurs pour le vol baisse. En même temps, l’étude a démontré que l'affichage d'attributs environnementaux tels que les émissions de CO2 influence l'intention comportementale des consommateurs et peut donc être utilisé pour augmenter l'intention comportementale pro-environnementale des consommateurs. Finalement, les auteurs concluent qu’il y a un manque de compréhension de l'impact environnemental d'un kilogramme de CO2. Pour cette raison, les mesures qui mettent cette valeur en contexte, comme un pourcentage du budget carbone personnel annuel, sont plus efficaces pour changer l'intention comportementale des consommateurs vers un vol plus durable.

C’est quoi alors la solution?

À ce stade-ci de la réflexion, on peut parfois être découragé, mais il existe quand même des solutions. Cela dit, quand on fait le tour de la littérature, il y a lieu de se rendre compte qu’il n’y a pas de solution miracle. Comme c’est le cas dans tous les domaines, tout le monde doit contribuer à l’effort collectif si on veut arriver à des résultats significatifs. Plus concrètement, voici quelques suggestions :

Le rôle des États

Travailler sur l’amélioration des alternatives plus vertes comme le train. Dans un pays aussi grand que le Canada, dont l’histoire est associée fortement au développement des chemins de fer, il est inconcevable que l’offre ferroviaire soit aussi faible, voire inexistante. Je sais que d’un point de vue économique la pertinence n’a pas encore été démontrée, mais je reste persuadé que dans un contexte de transition écologique, le rôle de l’État est justement d’intervenir pour briser la logique de marché (à l’instar de ce qui s’est fait au niveau du transport aérien régional au Québec) pour que ce type d’alternative soit offerte aux citoyens. À ce chapitre, je lance une proposition au ministère du Transport fédéral pour analyser l’idée – très controversée - soumise dernièrement par le gouvernement français et qui songe à taxer les billets d’avion des classes Première et Affaires, pour financer en partie le plan de relance de la compagnie ferroviaire nationale.

Élaborer des politiques publiques adaptées aux réalités de chaque pays, mais cohérentes avec la transition énergétique. À titre d’exemple, la France a interdit dernièrement les vols court-courriers pour lesquels il existe une alternative ferroviaire de 2h et demie ou moins. Même si les associations de défense de l’environnement jugent que le projet ne va pas trop loin, il s’agit quand même d’un premier pas intéressant qui peut être adopté dans d’autres juridictions européennes. Au Canada, mais aussi aux États-Unis, l’absence d’alternative ferroviaire crédible (désolé d’insister) nous ne permet pas d’envisager ce type de solution pour le moment.

Le rôle des compagnies aériennes

Il serait malhonnête de dire que les compagnies aériennes ne font rien pour contribuer à la réduction de leurs émissions de GES. Il y a même un engagement phare de l’IATA, qui représente plus de 300 compagnies aériennes, que le secteur soit carboneutre à l’horizon 2050. À ce titre, l’IATA a publié le 4 juin dernier sa feuille de route stratégique qui détaille les étapes critiques pour atteindre l’objectif de carboneutralité et qui identifie les améliorations à apporter dans les différents départements de la chaine de valeur du transport aérien. Parmi les objectifs les plus ambitieux, on retrouve la volonté d’augmenter la production et l’utilisation du carburant d’aviation durable (SAF) qui devrait, selon l’IATA, permettre de réduire de 62 % les émissions de carbone d’ici 2050. Au Canada, le Conseil canadien des carburants durables (C-SAF) a publié plus tôt cette année à son tour sa feuille de route pour le déploiement d’une chaine d’approvisionnement en carburant d'aviation durable au pays. Cette feuille de route s’inscrit à son tour dans le plan d’action climatique de l’aviation du Canada qui a pour objectif que le SAF représente 10 % de l’utilisation de carburants au Canada, et ce, dès 2030. Cela dit, le C-SAF tient à préciser qu’il n’y a pas de production de carburant durable au Canada pour le moment, mais souligne que plusieurs entreprises ont annoncé l’ouverture d’installations de production de biocarburant qui « pourraient produire au moins 500 millions de litres de SAF au Canada d’ici 2030 ».

Au-delà du SAF, d’autres actions sont en cours de développement avec toujours l’objectif d’atteindre de carboneutralité à l’horizon 2050. Un article paru le 6 avril dernier dans The Guardian fait le tour des différentes initiatives en matière de durabilité du transport aérien, mais apporte aussi plusieurs bémols aux ambitions annoncées par les acteurs de l’industrie. Parmi les conclusions les plus intéressantes de l’article, la difficulté de l’industrie de changer de modèle. Plus concrètement, la carboneutralité exige de passer d’un modèle d’affaires construit essentiellement autour de l’augmentation continue du volume des passagers à un modèle qui doit moduler sa croissance en fonction de l’atteinte des objectifs de carboneutralité. À ce chapitre, les conclusion du groupe Veolia qui se basent sur un rapport produit par Shift project (un groupe de réflexion pour une économie moins émettrice de CO₂), sont sans appel : « la croissance actuelle du trafic, de 3 à 4% par an (hors crise COVID), n'est pas tenable face à l'impératif climatique. Cette croissance devrait, selon les scénarios du rapport, être portée à +2,5% par an, voire décroître légèrement, de – 0,8% par an. Ou même davantage si ces technologies, encore loin d'être matures, ne sont pas au rendez-vous ».

Le rôle des voyageurs

Et finalement, qu’est-ce qu’on peut faire, nous, comme voyageur? C’est probablement la question la plus difficile et la plus délicate. Réduire le nombre de voyages en avion; privilégier d’autres alternatives que l’avion lorsque c’est possible, acheter des crédits carbone pour compenser ses émissions de GES, encourager la tenue d’événements virtuels pour réduire le nombre de participants internationaux, voyager plus local…etc. Il existe plusieurs d’autres solutions et chacun de nous peut choisir l’option qui convient le plus à sa réalité avec l’objectif toutefois de contribuer d’une façon ou d’une autre à réduire son empreinte sur l’environnement. À ce sujet, je vous conseille l’excellent livre de Marie-Julie Gagnon : Voyager mieux. Est-ce vraiment possible? Un petit livre qui se lit très bien et où l’autrice propose des moyens pour concilier plaisir du voyage et réalité climatique.

 

Mohamed Reda Khomsi Ph.D
Professeur I Directeur des cycles supérieurs en tourisme
Département d’études urbaines et touristiques
École des sciences de la gestion
Université du Québec à Montréal


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